L’antenne 5G qui ne savait plus quelle heure il était
Avant que l’enquête ne commence, un point technique sur la technologie 5G s’impose…
TDD pour la transmission des données
Dans les réseaux mobiles, les données sont échangées dans deux sens : de l’antenne vers l’utilisateur (sens descendant) et de l’utilisateur vers l’antenne (sens montant). De la 2G à la 4G, en France, cela s’effectue toujours en mode FDD (frequency domain duplexing) : le spectre attribué à l’opérateur est divisé en plusieurs sous-bandes, assignées soit au sens montant, soit au sens descendant, avec une « bande de garde » centrale. En somme, exactement comme sur une autoroute où plusieurs voies sont disponibles dans chaque sens, avec une barrière de sécurité pour séparer les deux flux. Ce schéma robuste permet d’éviter les brouillages, mais il crée en revanche une rigidité : si le trafic s’équilibre en moyenne lors de conversations téléphoniques, il est toujours plus intense dans le sens descendant lors de l’usage d’internet. Or, il est impossible de modifier le sens affecté à chaque voie sans réallouer les fréquences attribuées aux opérateurs ; d’où un usage moins efficace du spectre disponible à mesure que l’usage descendant s’intensifie.
En 5G, les bandes de fréquences plus hautes, comme celle de 3,5 GHz, sont essentielles pour obtenir un débit très élevé. Pour optimiser les flux descendants, une autre approche est retenue : le mode TDD (time division duplexing - duplex par séparation temporelle). Il s’agit d’un mode de circulation alternée où tout le spectre disponible est utilisé dans un seul sens à chaque instant. A intervalles réguliers, après une pause très brève, le sens s’inverse. Bien sûr, l’analogie avec la circulation automobile apparaît ici beaucoup moins convaincante : notre expérience commune nous enseigne que passer une autoroute en circulation alternée n’a aucune chance de fluidifier le trafic ! Mais c’est oublier que, pour les données, qui circulent à la vitesse de la lumière, le temps de parcours sur une voie à sens unique est quasi-instantané. Et, si l’on accorde plus de temps au sens descendant qu’au sens montant, la capacité de la bande de fréquences est utilisée à plein malgré le déséquilibre du trafic. Cela permet donc de mieux tirer parti de tout le spectre disponible, tout en donnant la possibilité d’ajuster les réglages sans remettre en cause l’allocation des fréquences.
L’importance de la synchronisation
Le fonctionnement du TDD nécessite néanmoins une gestion du temps très rigoureuse : pour laisser le temps à une trame descendante d’atteindre les terminaux avant d’inverser le sens de circulation, quelques microsecondes suffisent, mais il faut pouvoir les décompter avec précision. Et cette exigence se renforce si plusieurs antennes fonctionnent dans la même zone : étant donné le volume de trafic intense dans les sens montant puis descendant qui circule constamment sur des bandes de fréquences proches, il est important que les antennes soient synchronisées. En effet, si l’une d’entre elles fonctionne à un instant donné en mode descendant, elle envoie des signaux – et donc de la puissance – vers tous les terminaux alentour. Mais si, à cet instant précis, une antenne voisine fonctionnait en sens montant, elle ne pourrait plus entendre ses terminaux, car rendue sourde par la puissance rayonnée par la première antenne. La synchronisation des antennes entre elles, même lorsqu’elles sont exploitées par des opérateurs concurrents, devient donc cruciale. En résumé, le bon fonctionnement du mode TDD en 5G nécessite une synchronisation très précise de l’heure dans tous les réseaux mobiles, avec une tolérance inférieure à 1,5 µs (microsecondes).
Le timing : élément primordial
Bien entendu, les processeurs des antennes relais permettent de maintenir une base de temps pour le bon fonctionnement de leurs circuits électroniques. Mais leur précision n’est pas suffisante : leur dérive dépasse rapidement les 1,5 µs fatidiques. Il est nécessaire de les recaler régulièrement avec une source de temps plus précise, comme celle que fournissent les horloges atomiques. Elle doit être, en outre, disponible partout sur le territoire.
La solution la plus largement disponible pour cette synchronisation réside dans le GNSS. En effet, contrairement aux idées reçues, le GPS ne sert pas qu’à apporter des informations de localisation. Les satellites GNSS orbitant autour de notre planète contiennent des horloges de haute précision qui, en les combinant, fournissent des données très précises dites PNT pour « position, navigation et temps ». Les applications qui les utilisent peuvent ainsi se localiser avec précision et se synchroniser sur une référence de temps (heure universelle et heure locale). C’est ainsi que, pour fonctionner correctement, chaque station de base 5G susceptible d’utiliser le TDD est équipée d’un récepteur GNSS.
Le GPS perd la boule
C’est l’importance critique de la synchronisation en 5G qui conduit donc l’opérateur à soupçonner une perte de synchronisation du récepteur GPS installé sur l’antenne 5G d’Alençon. En effet, comme le montre la figure n° 1, entre 8 heures et minuit, presque tous les jours, le nombre de satellites vus par ce récepteur passait brusquement d’une dizaine à zéro, provoquant ainsi la perte de la synchronisation – alors même que l’antenne était immobile.

Travaux préparatoires
Ce brouillage inédit mobilise plusieurs agents du contrôle du spectre au siège du SIR Paris. Avant de se déplacer à Alençon, une vérification auprès de l’Institut national de l'information géographique et forestière (IGN) s’impose : il s’agit de vérifier qu’aucune station du réseau GNSS permanent (RGP) proche de l’antenne relais n’est brouillée. La station du réseau RGP la plus proche se trouve justement à 18 kilomètres et ne rencontre aucun problème de réception du GNSS. Cette information permet d’exclure immédiatement un cas de brouillage de grande ampleur.
L’équipe de l’ANFR se munit donc d’équipements de mesure traditionnels ainsi que d’un petit boîtier spécifiquement dédié à la chasse aux brouillages du GNSS, et prend la route d’Alençon.

Faire chou blanc
Arrivés au pied du site de l’opérateur, les enquêteurs commencent à effectuer des mesures avec le récepteur dans la bande GPS L1 autour de l’antenne. Mais ils ne trouvent pas le moindre problème. Ils réitèrent l’expérience avec le récepteur spécifique : idem, aucun brouillage détecté.
Le brouillage intermittent a peut-être cessé pour quelques heures ? Un coup de fil au centre de supervision de l’opérateur conduit à écarter cette hypothèse : le collaborateur de permanence voit au même instant bien distinctement une perturbation en cours sur la courbe de supervision du récepteur GPS.
Le mystère reste entier... D’un côté, les experts du spectre près de l’antenne ne trouvent aucune trace de brouillage ; de l’autre, un superviseur qui confirme l’existence d’une perturbation. Il faut décidément sortir du schéma habituel de recherche de brouillage. Un brainstorming débute…
Euréka !
Et si le récepteur GPS de l’opérateur n’était pas brouillé mais plutôt… saturé ? En effet son antenne se trouve dans une zone de champs forts dû aux multiples opérateurs colocalisés sur le même pylône. Or, un récepteur GPS n’apprécie guère ce type d’environnement, car il se doit d’être très sensible. Et pour cause : il doit extraire du bruit ambiant des signaux GPS qui arrivent de l’espace avec un niveau très faible, environ un million de fois plus faible que le signal qui sort d’un téléphone mobile !
De plus, les agents de l’ANFR se souviennent que des cas de saturation sont fréquemment signalés dans des pays où la bande L, proche de celle du GNSS, est aussi attribuée à la téléphonie mobile (ce qui n’est pas encore le cas en France).
La piste de la saturation semble de plus en plus convaincante : justement, les horaires de brouillages correspondent aux heures d’utilisation maximales de la téléphonie mobile : du matin au soir. Et ce brouillage s’atténuait certains jours fériés pour ne cesser complètement que la nuit !
Immédiatement, les contrôleurs du spectre cherchent à repérer l’emplacement du récepteur GPS : il est au faîte de l’antenne, dangereusement entouré de plusieurs émetteurs, comme l’illustre la figure n° 3 !

Tout devenait limpide ! Le récepteur GPS subit, lorsque toutes les antennes émettaient à pleine puissance, un niveau de champ électromagnétique bien trop élevé pour fonctionner correctement.
Pour vérifier cette hypothèse, les agents font détacher le récepteur de son support et demandent à ce qu’il soit repositionné plus bas sur le pylône.
Bingo ! Le récepteur GPS se remet à fonctionner correctement. Loin des antennes mobiles, il détecte cette fois suffisamment de satellites GPS pour obtenir un signal qui ne passe presque plus jamais par une valeur nulle, comme le montre la figure n° 4. La synchronisation fine exigée par l’antenne 5G TDD est rétablie !

Et c’est ainsi que les services en 5G l’opérateur mobile sont redevenus pleinement accessibles en permanence.
Cette enquête montre que la densification des sites radioélectriques peut provoquer des interactions entre les différents équipements radio qui y sont installés et nécessite une expertise spécifique pour identifier les causes des dysfonctionnements : le travail des enquêteurs se complexifie ainsi à mesure que la technologie évolue.
Mais ce brouillage, heureusement, a fini lui aussi par céder aux agents de l’ANFR !